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Financement du développement par le secteur privé : pièges et opportunités
Publié le
Homi KHARAS Chercheur principal Center for sustainable development

Secteur Privé & Développement #43 - Institutions européennes de financement du développement : acteurs stratégiques dans un monde en mutation
Cette édition met en lumière les leviers d’action des institutions de financement du développement européennes qui investissent plus de 12 milliards d’euros par an dans le secteur privé des pays émergents. Ce numéro a été réalisé en collaboration avec l’association European Development Finance Institutions (EDFI).
Certains pays mettent en place des plateformes destinées à attirer le financement et à développer des projets. Grâce au financement mixte, les résultats sont encourageants : les taux de pertes d’investissements à long terme dans des infrastructures adossées aux pouvoirs publics de pays en développement sont inférieurs à ceux constatés dans beaucoup d’économies développées.
Les financements privés qui contribuent au développement – en rendant possibles de nouveaux
investissements, en permettant l’essor de l’entreprenariat et de l’innovation, et en créant des emplois – sont conditionnés par les marchés, la rentabilité et le risque. Dans les pays en développement, ils passent essentiellement par l’investissement direct étranger (IDE). Cet IDE, cependant, ne coïncide pas nécessairement avec les priorités nationales de développement économique. Dans cet article, le terme « financement privé pour le développement » fera donc référence à des financements d’origine privée utilisés pour des projets de développement bénéficiant du soutien des pouvoirs publics du pays. La part la plus importante du financement privé pour le développement est constituée par les transferts nets de dette d’origine privée au secteur public, ou de dette garantie par la puissance publique. Ces transferts montrent comment ces obligations ou ces crédits bancaires d’origine privée contribuent aux nouveaux investissements. Ils correspondent aux décaissements bruts des prêts, nets des intérêts et amortissements du principal.
Dans la plupart des régions du monde, selon les statistiques de la Banque mondiale sur la dette internationale, les flux de capitaux privés ont été relativement modestes sur la période 1990-2000. Ils ont augmenté récemment, notamment vers les pays d’Afrique subsaharienne. Ces flux de capitaux privés ont été volatiles partout. Sur le cycle d’observation le plus récent, après la pandémie de Covid 19, toutes les régions ont enregistré des transferts négatifs importants, avec toutefois un retournement en 2023 (mis à part pour l’Afrique et l’Amérique latine) qui pourrait indiquer une reprise du financement privé. Pour prendre une part plus active à un développement pérenne, le financement privé doit donc être plus large et plus stable. Cela ne pourra se faire que si le coût du capital baisse et que le risque (et sa perception) diminue.
Pourquoi de tels blocages dans le financement privé
Une information insuffisante sur les pays en développement.
Les financements privés ont besoin d’informations fiables et accessibles sur les risques et les rendements. Il est courant de croire que les investissements sur les marchés émergents sont très risqués; pourtant, les gestionnaires d’actifs n’ont pas accès à des données dont la granularité serait suffisante pour intégrer des mesures de risque adéquates dans leurs modèles d’allocation. L’architecture des données de risque de crédit doit encore progresser sur ces marchés, même si un changement s’est amorcé. Le Global Emerging Market (GEM) travaille par exemple sur des bases de données dédiées au risque et publie des rapports concernant les performances des prêts aux entités publiques et privées de pays en développement. Les résultats indiquent que prêter à des entreprises privées de marchés émergents équivaut à prêter à des entreprises « non investment grade » (notations inférieures ou égales à BB+/Ba1) d’économies développées, avec un risque de défaut annuel de 3,56 % et un taux de perte de 27,8 % en cas de défaillance. Mais les résultats sont bien meilleurs lorsqu’il s’agit de prêter à des projets mis en œuvre par le secteur public ou qui bénéficient de garanties publiques. Le taux annuel de défaut passe dans ce cas à 1,06 %, et le taux de pertes en cas de défaillance à 5,1 %. Ces données restent cependant mal connues. Une étude réalisée pour le compte de l’International Finance Corporation (IFC) a montré en effet que près des deux tiers des personnes interrogées ignoraient l’existence du référentiel GEM3. Des questions de confidentialité continuent de freiner la diffusion de ces référentiels de données.
Des contraintes réglementaires.
Les critères d’une information de crédit adéquate sont institutionnalisés par la réglementation financière, en l’occurrence Bâle III (pour les banques) et Solvabilité 2 (pour les compagnies d’assurance). Dans le cadre de Bâle III, la couverture en capital de chaque prêt accordé dépend de l’évaluation qui est faite des risques. En l’absence de référentiels de crédit détaillés – indisponibles dans beaucoup de pays émergents ou en développement – la pondération des risques dépend de valeurs génériques, le plus souvent conservatrices. Bâle III intègre également aux exigences de liquidité un « ratio de financement net stable » qui incite les banques à utiliser comme base, pour leurs prêts à long terme, le coût des passifs à long-terme, d’où une hausse du coût du crédit. Depuis l’adoption de Bâle III, les banques ont ainsi réduit leurs volumes de prêts aux projets d’infrastructures. De même, Solvabilité 2 rend plus coûteux le financement à long terme du développement par les assureurs et les réassureurs, en mettant en exergue l’incertitude politique et réglementaire, les risques de construction, et les faibles niveaux de liquidité. Dans le cas de Bâle III comme de Solvabilité 2, une estimation du risque appuyée sur des données fiables, pour des secteurs et des endroits précis, permettrait de fonder les allocations d’investissement sur les risques et rendements réels, plutôt que sur des perceptions et des généralités.
La question épineuse des « pipelines » du développement.
S’agissant du financement par le secteur privé, le manque de projets finançables est souvent évoqué comme un frein majeur. En 2015 déjà, le Programme d’action d’Addis-Abeba mettait en avant les potentielles difficultés de mise en œuvre des Objectifs de développement durable : « l’insuffisance des investissements est due, en partie, […] au nombre insuffisant de projets d’investissement bien préparés. » Sans projets finançables dans le pipeline, et sans structures permettant aux capitaux privés d’affluer, personne ne prendra le risque de supporter les coûts initiaux de développement de ces projets (estimés à plus de 5 % de leur coût total). Des efforts ont cependant été déployés pour accélérer le développement de projets. En 2014, une « Facilité mondiale pour les infrastructures » a été créée avec le soutien du G20. Sur ses dix premières années de fonctionnement, elle a mobilisé environ 71 milliards de dollars de financements privés dans 67 pays (soit 7milliards par an).
Pour atteindre l’ampleur requise, il faudrait cependant entre 40 et 80 dispositifs de ce type. Bien que les mécanismes de développement de projets au niveau mondial ou régional présentent des avantages, il serait plus efficace à l’avenir de les implanter dans les pays en développement eux mêmes. Selon la Banque mondiale, 13 d’entre eux disposent désormais de tels dispositifs, parrainés et financés par les pouvoirs publics, pour attirer le financement privé vers les infrastructures. Mais comme ils ne couvrent pas intégralement leurs coûts, leur déploiement est donc limité. Ils sont aussi confrontés à la taille réduite des projets et à la nécessité de mettre en place des subventions croisées lorsqu’il s’avère impossible de boucler un financement. À noter que l’IFC a obtenu des résultats probants en réorientant 30 % de son accompagnement analytique vers des activités d’amont – un travail conçu pour rapprocher les projets de l’investissement privé en cinq ans. Mais il faudrait appliquer le même type de démarche à tout l'écosystème du financement privé.
Absence d’outils évolutifs d’atténuation des risques.
Le transfert des risques qui échappent aux investisseurs privés (politiques, réglementaires, fonciers, risque de change, etc.) vers les assureurs ou vers des agences de garantie peut s’avérer coûteux et chronophage. Une autre solution consiste à les transférer aux États, par le biais du financement mixte. En matière de structuration de transactions de financement mixte, un bilan des expériences passées ressort du rapport 2024 du réseau Convergence, State of Blended Finance (« État du financement mixte »). Ce document indique, sur la dernière décennie, un total moyen de 15 milliards de dollars par an, mais reconnaît une difficulté à dégager une tendance nette dans le temps, du fait de changements dans la situation respective des pays. Le financement mixte nécessite aussi des ressources concessionnelles, et le déploiement de ces dernières a varié. L’association Convergence identifie ainsi quatre types de structurations possibles: octroi de prêts accompagnés de capitaux propres; garanties et assurance ; subventions pour la préparation et la conception des projets; et, enfin, subventions d’accompagnement technique pour le renforcement et les réformes sur les aspects politiques et réglementaires.
Convergence note aussi la progression très limitée du financement mixte dans l’aide publique au développement depuis 2018, compte tenu notamment d’une chute de 45 % due au recul de l’activité en Ukraine. Les financements mixtes contribuent néanmoins à mobiliser capitaux privés et fonds publics gouvernementaux. À ce jour, 1 milliard de dollars de fonds concessionnels a ainsi permis de mobiliser 1,8 milliard de financements privés et 2,3 milliards de fonds publics non concessionnels (provenant essentiellement de bailleurs de fondsmultilatéraux). Sur la période 2015-2023, ces prêteurs multilatéraux ont accru leur exposition aux pays en développement de 3 %.
Des marchés financiers nationaux insuffisamment développés.
Le risque de change constitue un défi en soi. Les bailleurs privés doivent gérer leur risque de crédit avec des revenus en devises locales, mais un passif libellé en devises étrangères. Ce risque est moindre lorsque les projets ont accès à des financements locaux. C’est de plus en plus souvent le cas, grâce aux banques publiques de développement; 530 d’entre elles représentent actuellement 10% de l’investissement mondial. Regroupées au sein de Finance in Common, ces banques (dont beaucoup sont dans le « Global South ») offrent des solutions et des partenariats prenant en compte les situations nationales.
Une voie pour demain
Malgré les vents contraires qui limitent le financement privé du développement, le potentiel est considérable. De nouvelles initiatives viennent illustrer la mobilisation de ces financements privés au niveau des projets. Parmi elles, la Green Guarantee Company et l’Accord de collaboration pour la mobilisation des investissements. L’enjeu est ici de passer de transactions individuelles à des partenariats autour de programmes de développement prioritaires. Dans un partenariat, les investisseurs peuvent calibrer leur participation et réduire leur risque pour permettre aux financements d’atteindre des volumes plus importants, ce qui les rend moins chers et plus stables.
Deux innovations sont prometteuses en vue d’une mise à l’échelle :
1. Des plateformes pays d’un genre nouveau. Certains pays mettent en place d’ambitieuses plateformes pour hiérarchiser au mieux l’investissement. Elles développent des projets et, dans l’exécution de ces derniers, maintiennent un dialogue sur les politiques nécessaires et les obstacles institutionnels, permettant ainsi de faire évoluer les projets vers des solutions programmatiques. Même s’il faudra encore les tester avant d’en faire la colonne vertébrale institutionnelle d’un changement systémique sur le long terme, ces plateformes constituent un moyen de programmation et de déploiement à l’échelle requise, tout en offrant des occasions d’apprendre et de progresser.
2. Une meilleure mobilisation et une réduction du coût des financements privés. La mise en commun de capitaux mixtes a fait la preuve de son attractivité pour les projets. Des données historiques sont désormais disponibles sur les taux de défaut constatés et les pertes en cas de défaut, par zone géographique et par secteur. Ces données peuvent servir de base aux modèles d’allocation d’actifs, et les résultats sont encourageants : les pertes sur investissements à long terme dans des infrastructures d’initiative publique de pays en développement sont inférieures à celles constatées sur ces mêmes investissements dans des économies développées. Il faudra néanmoins élargir encore l’accès à la granularité de ces données. La spécificité de ces données détaillées et leur prise en compte dans les modèles de risques et la réglementation sont en effet indispensables au déploiement du capital institutionnel dans les pays en développement. La mise en commun de sources multiples de capital permettra dès lors de créer et de déployer à l’échelle requise des portefeuilles idoines pour le financement du développement.
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