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Bilan et perspectives de l’action des IFD : vers une efficacité renforcée ?
Publié le
Jérémie Ceyrac Directeur du département Investissements Proparco

Secteur Privé & Développement #43 - Institutions européennes de financement du développement : acteurs stratégiques dans un monde en mutation
Cette édition met en lumière les leviers d’action des institutions de financement du développement européennes qui investissent plus de 12 milliards d’euros par an dans le secteur privé des pays émergents. Ce numéro a été réalisé en collaboration avec l’association European Development Finance Institutions (EDFI).
Au cours de la dernière décennie, les défis sanitaires, climatiques et géopolitiques se sont multipliés. Pour y faire face, les institutions financières de développement (IFD) européennes ont renforcé leur coopération et ancré résolument leurs opérations dans le cadre des ODD. Le bilan de cette décennie, globalement positif, permet aussi de pointer des ajustements nécessaires, qui doivent permettre aux IFD européennes d’amplifier leur action dans une logique plus partenariale, avec les acteurs de la finance privée notamment, tout en assumant leur rôle contra-cyclique et de financeurs des enjeux de demain.
Depuis dix ans, le monde est confronté à des crises majeures d’une intensité exceptionnelle. La pandémie de Covid-19 s’est ajoutée à la crise climatique, dans un contexte géopolitique particulièrement conflictuel, se traduisant notamment par la guerre en Ukraine et le conflit ravivé au Moyen-Orient. L’arrivée d’une nouvelle administration Trump aux États-Unis a conduit dès son entrée en fonction à l’affaiblissement du multilatéralisme et a impacté très directement l’aide au développement – il suffit pour s’en convaincre de considérer les bouleversements récents de l’Agence des États-Unis pour le développement international (« Usaid »). La logique selon laquelle aide et solidarité doivent être remplacées par des « deals » qui permettraient aux nations pourvoyeuses de fonds de pouvoir justifier d’un retour sur investissement pour leurs administrés– s’est imposée dans certains pays. Les IFD européennes n’échappent pas complètement à cette sémantique, mettant leur modèle à l’épreuve. Le contexte est rendu particulier par la tenue de la 4e Conférence internationale sur le financement du développement à Séville (FfD4) du 30 juin au 3 juillet 2025 – et alors que les Objectifs du développement durable (ODD) ainsi que l’Accord de Paris fêtent leurs 10 ans d’existence. Il semble dès lors particulièrement indiqué de se pencher sur le rôle des institutions financières de développement (IFD) au cours de cette décennie riche en événements et d’envisager les ajustements qui permettraient d’amplifier leur action, de la retranscrire davantage auprès du public et de mieux en mesurer l’impact « à l’euro investi ».
UNE COOPÉRATION RENFORCÉE AU SERVICE DES ODD
Les IFD européennes ont bien saisi, durant cette décennie tumultueuse, la nécessité de resserrer leurs liens, de réévaluer les priorités collectives et de revoir leurs ambitions à la hausse. Depuis l’adoption des ODD en 2015, une intense collaboration s’est tissée entre elles, rendue d’autant plus aisée qu’un cadre logique commun s’imposait désormais. Le nouveau plan d’orientation stratégique du groupe Agence française de développement (AFD) et de sa filiale Proparco acte d’ailleurs cette évolution, en promouvant une approche 100 % ODD des projets (afin qu’une allocation de financement vers un ODD ne nuise pas indirectement aux autres) et valorisant les partenariats.
Cette coordination renforcée entre IFD revêt plusieurs aspects. Elle peut par exemple prendre la forme d’un soutien financier partagé à des acteurs économiques pivots, dans un contexte d’urgence et de conflit. C’est ainsi qu’en 2024, Proparco, avec d’autres bailleurs comme la SFI et la BERD, a pu apporter son soutien à la Bank of Palestine (BOP). De la même façon, quelques mois seulement après le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, 13 IFD se sont réunies pour soutenir une nouvelle levée de fonds du gestionnaire Horizon Capital, acteur historique du financement des PME technologiques ukrainiennes. Les IFD ont apporté 86 % des 350 millions de dollars levés par cet acteur (à lire : l’article sur l’action en contextes d’urgence – en Ukraine notamment – de IFU, l’institution financière de développement danoise).
La coopération entre IFD peut aussi prendre la forme d’une initiative commune, décidée et mise en place conjointement à partir d’un constat ou de l’identification d’un besoin. C’est le cas de l’Africa Resilience Investment Accelerator (ARIA), un accélérateur qui vise à débloquer l’investissement sur les marchés les plus fragiles d’Afrique, en assurant une présence sur place, un soutien à l’origination, des services d’accompagnement technique, et la promotion d’une collaboration renforcée entre les IFD et leurs partenaires. ARIA a été constituée dès le départ comme une initiative intégrée au sein de British International Investment (BII) et de la Société néerlandaise de financement du développement (FMO). Elle mobilise d’autres IFD, parmi lesquelles Proparco, Swedfund et Norfund (à lire : l'article sur l’action en contextes fragiles de FMO).
Cette coopération des IFD au service d’une action plus rapide et renforcée s’incarne aussi dans une gouvernance parfois plus formalisée. En 2016, l’association EDFI, comprenant 15 IFD européennes (dont Proparco), a ainsi créé EDFI Management Company. Cette structure est en capacité d’émarger directement aux programmes de subventions et de garanties européennes, de gérer et de coordonner des facilités adossées à ces financements, selon des priorités définies par les IFD. Elle permet de renforcer la position des IFD européennes en leur donnant un statut de partenaires clés de l’Union sur des sujets essentiels – comme la finance climat (et la projection de l’expertise européenne associée), la mobilisation du secteur privé, le financement du développement dans les pays fragiles et les pays en guerre. EDFI Carbon Sinks, un programme de garanties européennes conjoint bénéficiant aux IFD et porté par EDFI Management Company, illustre bien ce fonctionnement. Avec plus de 360 millions d’euros mobilisés auprès de la Commission européenne grâce à EDFI Management Company, les IFD pourront ainsi financer des activités de services écosystémiques adossés à la finance carbone, ou encore soutenir la transition des pratiques agricoles et forestières, qui nécessite un temps long et parfois un différé du rendement financier. Grâce à ce paquet européen, Proparco a pu se doter d’une ambition de financement des actifs du capital naturel, une thématique sur laquelle l’expertise européenne – et tout particulièrement française – est reconnue, et sur laquelle Proparco pourrait faire levier pour financer des projets dans les pays du Sud. Ce modus operandi dans la mobilisation des fonds européens permet ainsi d’aller chercher des ressources plus conséquentes de façon moins coûteuse grâce à la mutualisation – et donc de financer une partie des actions des IFD avec des ressources financières obtenues collectivement en dehors des budgets nationaux. C’est aussi une méthode plus efficace car elle prend la forme de garanties (qui peuvent donc ne jamais être engagées, voire être rentables pour la Commission si les projets financés sont économiquement pérennes). C’est également un moyen de toucher des ODD et des points d’applications (comme par exemple le financement de puits de carbone) jusqu’ici peu pris en compte par les IFD du fait de modèles économiques encore non éprouvés.
Il faut donc se féliciter des efforts accomplis depuis 10 ans, tant quantitativement que qualitativement : grâce, en particulier, à la coopération renforcée entre institutions, les gains d’efficacité et d’impact des actions des IFD européennes ont été significatifs. D’autres évolutions, réglementaires notamment, ont aussi vu le jour dans cette dernière décennie : le cadre européen sur la taxonomie climat, tout comme la Sustainable finance disclosure regulation de l’Union européenne, permet depuis 2021 d’harmoniser les termes du discours lorsqu’il s’agit d’impact investing, de finance climat, etc. Tout ce travail de définition, de labellisation et d’homogénéisation de la réglementation permet une objectivation de l’action des acteurs économiques souverains ou privés au service des ODD. Ces évolutions et incitations réglementaires, s’ajoutant au travail des agences de développement depuis de nombreuses années, ont permis de mettre en place un cadre plus propice à l’investissement, notamment en faveur de la lutte contre le changement climatique. Pour la première fois, en 2022, les engagements des pays dits « développés » (116 milliards par an, selon l’OCDE) à l’égard des pays en développement ont d’ailleurs pu être atteints pour réparer les préjudices subis ou contribuer aux efforts d’atténuation et d’adaptation (à lire : l'article sur la finance climat de BII, l’institution financière de développement britannique).
DES AJUSTEMENTS QUI RESTENT NÉCESSAIRES POUR ATTEINDRE LES OBJECTIFS
Bien réelles, ces raisons de se réjouir ne doivent pas pour autant faire oublier que seules 16 % des cibles des ODD sont en voie d’être atteintes d’ici 2030. Dix ans après le rendez-vous d’Addis-Abeba (FfD3), la conférence de Séville (FfD4) représente un jalon dont il faut se saisir pour effectuer les ajustements indispensables qui permettront d’accélérer la réalisation des ODD. Certains Objectifs, en particulier, restent moins bien financés par les IFD que d’autres – comme c’est le cas par exemple de l’ODD 14 qui est pourtant au coeur de la conférence des Nations unies sur les océans, accueillie à Nice en juin 2025.
Afin de contribuer à l'atteinte des ODD et d’accélérer la transition, les IFD doivent relever le double défi de construire une approche plus partenariale et systématique avec les acteurs de la finance privée, tout en étant en capacité d’assumer la prise de risque nécessaire au financement des nouvelles solutions. Le réflexe partenarial entre les acteurs privés et les IFD s’avère primordial pour espérer atteindre les objectifs dans les pays émergents et en développement. Les acteurs de la finance privée gèrent les moyens indispensables au financement de la transition, les IFD ont la connaissance du terrain et des décennies d’expérience dans ces pays. Si l’idée n’est pas nouvelle, le passage à l’échelle, la systématisation du réflexe et sa déclinaison opérationnelle tardent à se faire sentir. Par ailleurs, si la plupart des IFD européennes sont aujourd’hui dotées d’une ambition de mobilisation du secteur privé, leur efficacité est encore trop souvent mesurée par le volume de financements effectués sur leur bilan. Pour dialoguer avec les grands financeurs privés et travailler conjointement à la réorientation des flux financiers, les IFD doivent faire un effort de simplification et être plus pragmatiques. Sans renier leurs ambitions ni leur exemplarité, les banques de développement doivent se voir octroyer un droit à l’erreur : son absence pousse les IFD à rester en terrain connu et à se positionner sur des projets qui, dans certains cas de figure, devraient être financés par le secteur privé. Enfin, les régulateurs peuvent contribuer davantage à libérer les énergies en adaptant le cadre de la réglementation bancaire et reconnaissant la particularité de l’action des IFD notamment pour mieux prendre en compte les spécificités des mandats de développement et le bénéfice de la blended finance.
L’opinion publique et les États attendent aussi des IFD qu’elles financent les enjeux de demain ; le soutien à l’innovation devient alors un indicateur essentiel. Il est particulièrement important d’investir dès les stades les plus précoces dans des projets innovants, dans les secteurs des technologies climatiques, de la finance carbone, de la mobilité électrique, de l’hydrogène, etc. Les IFD ne sont pas toujours assez présentes sur ces sujets, du fait parfois de contraintes très bancaires et de modèles économiques peu adaptés à cette ambition – et de l’absence de droit à l’erreur, que s’accordent par contre les acteurs privés. La question de leur capacité à investir massivement dans l’innovation et dans l’adoption des nouvelles technologies pose celle, en filigrane, de leur valeur ajoutée, de leur rôle et de leur expertise.
QUEL AVENIR POUR L’ACTION DES IFD ?
Cette attente de l’opinion et des États peut donc être aussi une opportunité de financer des enjeux qui sortent des schémas traditionnels et de repenser le rôle des IFD – en particulier en se concentrant sur les stades les plus précoces des projets innovants. Les IFD doivent adopter un rôle d’anchor investor, de facilitateur dans des transactions situées très en amont de la mise en oeuvre. Et avoir pour principe directeur de ne pas faire de concurrence au secteur privé, quitte à laisser la place aux banques commerciales et aux acteurs de la gestion de fonds. Les IFD sont en revanche attendues sur des sujets de la finance climat non traditionnelle, avec des investissements qui doivent être conséquents ; c’est ainsi que pourront se consolider des secteurs émergents comme les marchés carbone, les technologies climatiques, l’économie circulaire, le financement de l’adaptation au changement climatique, etc.
En ce qui concerne les pays fragiles et en guerre, il est encore plus évident que seule l’approche collaborative est opérationnelle. Il est vain de penser que chaque IFD pourra résoudre à elle seule les problèmes des géographies fragilisées. Les IFD doivent s’appuyer sur leurs programmes respectifs, et faire levier sur les bailleurs multilatéraux qui disposent de moyens supérieurs.
La multiplicité des crises (politiques, climatiques, territoriales) révèle l’ampleur des actions encore à mener pour atteindre les ODD. La fragmentation des blocs géopolitiques va imposer de travailler avec de nouveaux acteurs moins sensibles aux cycles politiques, ce qui est le cas par exemple de la philanthropie privée – souvent plus rapide, plus innovante. L’enjeu pour les IFD dans ce monde en constant changement sera de conserver leur rôle de pierre angulaire du financement du développement. Elles se doivent de rester suffisamment agiles pour travailler à la fois avec les acteurs publics, avec ceux de la philanthropie et avec les financeurs privés pour qu’un maximum de ressources soient mises au service des ODD. L’ambition est grande, mais réaliste – les IFD sont assis sur une richesse souvent inexploitée d’idées, de talents, d’expériences, de réseaux.
Pour accroître leur capacité de mobilisation, les IFD doivent donc se transformer. Possiblement en misant sur les nouvelles technologies, pour libérer leurs ressources aujourd’hui contraintes, notamment dans un souci d’efficacité à l’euro investi et mobilisé (que ce soit auprès des gouvernements ou des acteurs privés). En finançant de façon plus massive l’innovation – quitte à revendiquer un droit à l’erreur plus important. Il faut aussi parvenir à lever les freins à l’action, souvent dus à l’empilement des normes et des réglementations. Pour mener à bien ces ajustements dans un monde toujours plus complexe, il est essentiel de renforcer l’approche partenariale, gage d’intelligence collective sous réserve qu’elle n’entrave pas la rapidité de mise en oeuvre, en particulier avec les acteurs privés du Nord et du Sud – et spécifiquement avec ceux qui financent l’économie des territoires, comme les caisses d’assurance locale, les caisses de retraite et les fonds de pension.
C’est en dressant ce bilan largement positif de l’action des IFD européennes, mais aussi en pointant certains des ajustements nécessaires, que leur rôle et leur plus-value de demain peuvent être précisés. Alors que les budgets publics dédiés au financement du développement s’affaiblissent, que le contexte géopolitique se complexifie, que le multilatéralisme est en crise, il est essentiel de poursuivre les inflexions entamées, dans une approche collective, pour renforcer encore l’efficacité des IFD européennes.
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