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Mobiliser le secteur privé vers le financement des investissements des villes durables
Publié le
- Christel Bourbon-Séclet Directrice du programme de financement des villes C40 Cities Climate Leadership Group
- Frédéric Audras Responsable de la division Développement urbain, aménagement et logement Agence française de développement (AFD)

Secteur Privé & Développement #40 - Villes durables : comment les acteurs privés se mobilisent
D'ici 2050, près de 70 % de la population des pays en voie de développement sera urbaine. Le déploiement d’infrastructures et de services durables dans ces villes représente un enjeu fondamental.
Les villes sont les acteurs indépassables du déploiement de politiques publiques inclusives et durables. Pour qu’elles puissent fournir à leurs populations en croissance les services et les espaces économiques, sociaux, culturels dont elles ont besoin pour lutter contre le changement climatique, elles doivent disposer de financements supplémentaires. Cela suppose en particulier une plus grande implication du secteur privé.
« Les villes sont là pour rester et l’avenir de l’humanité est sans aucun doute urbain », affirme l’ONU Habitat dans son rapport publié lors du Forum urbain mondial à Katowice (Pologne) en 2022. Moteurs de la croissance économique et accueillant la grande majorité de la population, les villes sont au cœur des enjeux de développement durable. Les défis sont immenses : assurer l’accès aux services essentiels pour les nouveaux citadins, renforcer la planification urbaine en intégrant des pratiques résilientes au changement climatique et améliorer la gouvernance des villes.
Ces défis ne sont pas homogènes en fonction du niveau de richesse des pays, de la situation géographique des villes et de l’ampleur de la croissance urbaine en cours et attendue pour les prochaines années. Sur le continent africain en particulier, qui accueillera près de 900 millions de nouveaux habitants en zone urbaine d’ici 2050, ces défis sont accentués par les faibles capacités techniques et financières des villes, leur vulnérabilité climatique et une planification urbaine insuffisante.
Or, si les villes apparaissent, aux yeux des gouvernements du monde entier, comme des acteurs-clés pour la mise en œuvre de politiques publiques inclusives, résilientes et durables, elles ne bénéficient pas de ressources financières en adéquation avec les objectifs qui leur sont assignés. Pour la plupart, les villes ont en charge des compétences essentielles dans le secteur urbain : transports publics, accès à l’eau potable, assainissement, collecte et traitement des déchets solides, logements abordables, infrastructures économiques, sport, culture, gestion des crises sanitaires notamment Covid-19, etc. Pourtant, elles ne reçoivent pas des transferts financiers de l’État ou des recettes fiscales locales à la hauteur des défis découlant du changement climatique et de la nécessaire réalisation d’infrastructures inclusives sur les plans économiques, sociaux et spatiaux. Parallèlement, les villes, notamment dans les pays en voie de développement, n’accèdent pas – ou très rarement – à des financements de long terme (compatibles avec la durée d’amortissement des infrastructures) des banques locales publiques ou privées.
RÉPARTITION DES SOURCES DE FINANCEMENT DES VILLES
Cette situation s’illustre de façon exacerbée au sein des pays pauvres, mais elle concerne également une grande majorité de villes des pays émergents. Les raisons sont multiples. En premier lieu, les niveaux croissants d’endettement des États constituent un frein à l’autonomie financière des villes : la collecte des recettes fiscales reste, en très grande majorité, concentrée au niveau central et redistribuée pour une faible partie aux collectivités décentralisées. En second lieu, la connaissance des ressources fiscales locales mobilisables reste insuffisante (type et qualité des habitations et du foncier). Enfin, la gestion des services publics locaux (marchés, déchets, eau, transport…) doit faire face à des difficultés croissantes liées à l’augmentation des besoins (croissance urbaine) et à la nécessaire amélioration ou au renouvellement d’infrastructures souvent dégradées.
Dans ce contexte, pour atteindre le onzième Objectif de développement durable (ODD 11), il est nécessaire de créer ou de renforcer l’accès des villes à des sources de financements publiques et privées. Le développement des villes s’est construit, sur le plan historique, grâce au financement public, via des subventions accordées par l’État pour des infrastructures spécifiques ou par la mise en place de transferts financiers (fonds issus de la fiscalité nationale attribués selon une logique de prorata, ou taxes perçues au plan local par les services de l’État et reversées en partie aux collectivités décentralisées).
Afin d’assurer leur attractivité économique et d’améliorer les services à la population, les villes ont aussi mobilisé des investisseurs privés. Des partenariats se sont alors mis en place dans les secteurs dits commerciaux ou marchands – comme les transports, l’eau et l’assainissement, les déchets solides ou les infrastructures touristiques. Ce schéma conduit à consacrer les ressources publiques au financement de services essentiels (santé, écoles…) ou de projets dont le « rendement » économique est différé – comme des aménagements urbains permettant d’adapter les territoires au changement climatique, en renforçant par exemple la part des espaces naturels (rafraîchissement urbain) – ou pas immédiatement mesurables.
Au sein de l’espace urbain, le modèle économique de l’investisseur privé repose sur la perception d’une redevance sur l’usager (qui paye pour un service) et, éventuellement, d’une subvention d’équilibre de la collectivité si celle-ci impose des tarifications favorables à l’usager qui ne permettent pas de couvrir l’entièreté des coûts incompressibles d’investissement et d’exploitation ou des contraintes d’exploitation spécifiques. Le modèle économique de la ville est plus large – et donc plus difficile à calculer – et se détermine sur un temps plus long : il prend en compte l’amélioration de la qualité de vie des habitants, l’attractivité économique (qui contribue au maintien ou à la croissance des revenus locaux) et les « coûts futurs évités » via l’adaptation des infrastructures urbaines au changement climatique (efficacité énergétique des bâtiments, protection des berges, réaménagement des cours d’eau…). Dans plusieurs pays, ce modèle est complété par la captation des externalités positives des investissements, à l’exemple de la plus-value foncière à l’issue d’une opération d’aménagement.
CONDITIONS ET DISPOSITIFS POUR FAVORISER LES FINANCEMENTS PRIVÉS
Cette répartition des rôles entre le public et le privé nécessite, du côté des villes et des États, la mise en place de cadres robustes de gestion des budgets décentralisés. Le cadre institutionnel doit permettre un partage clair des champs de responsabilité entre l’État et les collectivités décentralisées, et prévoir des dispositifs de contrôle de la gestion (juridiques et financiers) réguliers. Cette première condition permet au secteur privé d’avoir des éléments d’appréciation sur l’organisation de la maîtrise d’ouvrage locale et de la qualité de sa gestion. En second lieu, le degré d’autonomie financière, c’est-à-dire la part des ressources financières sur lesquelles la ville dispose d’une capacité de décision (notamment la fixation de taux sur les bases d’imposition locales ou de tarifs sur des services publics), est un facteur essentiel qui lui permet de définir sa trajectoire financière future et de programmer ses investissements.
L’autonomie financière est un facteur de confiance dans la relation de la ville avec ses citoyens, et dans la relation entre la ville et les investisseurs privés : les objectifs d’équilibre financier et la planification des investissements sont fixés dans le moyen ou le long terme, les besoins de financement extérieur (subventions de l’État ou d’autres institutions, emprunts ou émissions obligataires durables et vertes) sont évalués et dimensionnés à la soutenabilité financière de la ville, la mise en place de partenariats public-privé pour la réalisation d’infrastructures s’inscrit dans une trajectoire globale, lisible pour l’investisseur privé.
La mobilisation du secteur privé pour le financement d’infrastructures publiques locales repose également sur la qualité de préparation des projets. L’absence de projets dits « bancables » ou viables est reconnue comme l’une des raisons majeures pour lesquelles le secteur privé investit peu dans les infrastructures. À cet effet, les banques publiques de développement proposent aux villes, dans toutes les régions du monde, des « facilités de préparation de projets » qui permettent d’évaluer les projets municipaux sur les plans techniques et financiers, de préparer leurs modalités de financement (public, privé, PPP, co-investissement dans un véhicule financier entre la ville et des acteurs privés) et d’accompagner leur mise en oeuvre via de l’assistance technique (gestion financière, comptabilité, gestion des risques du projet). À cette étape, la collecte des données est primordiale, notamment dans des territoires où le rythme de la croissance urbaine est élevé, car elle permet d’optimiser les besoins d’infrastructures de la ville et de fournir des modèles prédictifs sur les tendances sectorielles.
Des appuis techniques sont également réalisés, à l’échelle nationale ou locale, pour élaborer des modèles contractuels sectoriels (marchés de transport, d’approvisionnement en eau…) robustes et inspirés des expériences réussies d’autres villes : les « réseaux de ville » (C40, Global Convenants of Mayors, FMDV, Cités et gouvernements locaux unis) ou les dispositifs de coopération décentralisée (« de pair à pair ») sont ici très efficaces.
NÉCESSAIRE CHANGEMENT DE PARADIGME
L’émergence des « villes de demain », capables d’accueillir près de deux tiers de la population mondiale et d’offrir à leurs habitants une qualité de vie améliorée, impose un changement de paradigme dans la relation entre le secteur public et le secteur privé. Ainsi, la reconnaissance de la place d’avant-garde des villes face aux enjeux climatiques pourrait s’accompagner d’un accès à des instruments de financement dédiés et démultipliés, tant s’impose la nécessité d’un changement de magnitude : dispositifs de garantie des investisseurs par l’État ou par des institutions financières internationales pour la souscription aux émissions des « obligations climat » des villes, valorisation des actifs « verts » (biodiversité préservée) dans les budgets municipaux afin d’inciter les banques privées à financer la croissance des espaces naturels au sein des territoires urbains, renforcement des dispositifs d’investissement « à impacts » pour encourager le secteur privé à mettre en œuvre des politiques publiques locales favorisant l’insertion sociale et économique ou la protection de l’environnement.
Au-delà des formes de partenariats actuels, le socle de coopération futur entre les villes et le secteur privé pourrait être celui de la co-construction, pour élaborer une vision commune à long terme du développement du territoire. Au sein de cette nouvelle relation, l’extension des dispo-sitifs de garanties (paiement de service public, remboursement de la dette, garantie du risque de change – les revenus des projets étant souvent perçus en monnaie locale) des grands bailleurs de fonds pourraient permettre d’accélérer la mobilisation des ressources des investisseurs privés vers les pays du Sud, et vers les villes en particulier.
Vision utopique ? Peut-être, mais les enjeux sont exceptionnels car ils concernent l’avenir de l’humanité. Les villes sont des écosystèmes précieux, traduction spatiale de l’organisation des hommes et de leurs activités. Dans l’Europe du Moyen-Âge, elles se sont créées autour de la conjonction d’intérêts privés sous la tutelle des riches seigneurs féodaux. Une transposition à nos jours, sous la forme d’institutions internationales accompagnant et sécurisant l’accès aux financements privés des villes, pourrait être une source d’inspiration.